L'imposture culturelle

 Je sens qu'il est temps que je passe aux aveux et que je fasse tomber le masque :
Je suis une grosse feignasse et j'ai la curiosité intellectuelle d'un petit crustacé.

Vous me voyez dans les soirées, je sirote un verre quelconque juchée sur des talons ou plantée dans mes docs selon l'endroit.
Je discute avec vous, je fais des bons mots, je crée la connivence culturelle qui est nécessaire pour faire exister ce petit cocon si doux des références communes.
J'évoque les concerts cultes où tout le monde se doit d'être allé, je rigole, glisse une petite vanne attendue sur tel ou tel groupe à la mode. Je sais qui sort quel album, je sais qui fait la première partie de qui, je sais qui joue où.
Vous me voyez aux concerts, je suis même assez bonne en blind-tests. Je suis une figure connue, vous ne savez pas exactement qui je suis mais vous me connaissez de vue pour m'avoir vue à droite à gauche, vous m'adressez un signe de tête, un sourire. Un jour ou l'autre une de nos connaissances en commun nous présentera, c'est inévitable, c'est un si petit milieu au fond.

Pourtant, et je vous l'ai dit, j'ai une confession :
Je n'écoute pas de musique. 


Attention, j'adore la musique, j'adore les concerts. Ma vie a été rythmée par les bières prises au bar, je connais l'emplacement exact des salles de concerts parisiennes, et indéniablement ma culture musicale dépasse la moyenne. Mais il faut que je cesse de me mentir à moi-même, l'initiative d'écouter de la musique par moi-même, seule, et de façon exhaustive, je ne l'ai pas eue depuis l'adolescence.

Donc pour me faire écouter un disque en entier, il faut
  • être un très très bon ami chez qui je passe des soirées entières. Au bout d'un certain temps, les sons pénétreront les divers replis de mon cerveau reptilien et je me résoudrai à m'enquérir de ce qui passe sur itunes. Compter une bonne dizaine d'écoutes pour que je sois capable d'identifier un artiste ou un morceau.
  • Être un bon coup. Je suis désolée de tomber dans le cliché des meufs qui découvrent de la musique par le biais des garçons avec qui elles couchent, mais there you go... Je ne dis pas que je vais me mettre à aimer quelque chose uniquement parce que le garçon que je vois l'aime, mais c'est une des seules façons que je daigne jeter une oreille à un groupe, et donc au final écoute vraiment l'album. Le bonus de ce cas de figure est que la musique acquiert une dimension sentimentale et nostalgique qui garantit de longues heures d'émotions à la réécoute de la dite musique.
  • Posséder une voiture. Vous me mettez dans un lieu clos dont je ne peux pas m'échapper, vous mettez un cd dans l'auto-radio et vous me faites écouter de la musique. Vous verrez je serai très contente, et je risque même de vous être reconnaissante.
A la vue de cette liste, on peut voir qu'un bon coup équipé d'une voiture risque de faire exploser ma culture musicale.

Bon, vous savez tout, ou presque et vous restez sur votre faim. Continuons...
Comment est-ce que je fais pour survivre au milieu de ces snobs musicaux, ces amis élitistes qui ne vivent que pour les top ten, les références obscures, les débats sans fin autour des ramifications des genres musicaux?
C'est ma hantise, j'ai peur qu'un jour mon imposture éclate au grand jour, que le masque tombe et que je sois reléguée au rang des fans de Christophe Maé.
Donc au fil des ans j'ai développé un certain nombre de stratégies. Je lis. Beaucoup. Des blogs, des forums, des magazines... Et puis j'écoute aussi. Pas de la musique, hein, on a déjà évacué cette question. Non j'écoute les conversations. Je suis une éponge. Je suis une squatteuse de salon. Je suis un parasite. Je me nourris de votre culture, de vos références. J'enregistre, je fais des recoupements.

En me parlant, vous n'y verrez que du feu.
Morceaux choisis : « Ha oui, eux, ils ont fait leur première partie sur la tournée française, d'ailleurs j'ai entendu que leur nouveau line-up est vraiment intéressant, ils ont changé de batteur, ils ont finalement récupéré le gars qui jouait avant dans... » « Mais carrément, en plus pour leurs prochains concerts, ils ont un chouette dispositif, ils se placent aux quatre coins de la salle de concert avec le public au centre, oui c'est sûr à la Maroquinerie, ça va être difficile à reproduire, j'ai hâte de voir ça. » « Ah mais j'ai entendu qu'ils avaient signé chez Born Bad, mais oui tu vas sûrement trouver leur album là-bas, tu sais c'est dans une petite rue à côté de Bastille » « C'est vrai, mais d'ailleurs tu savais que le chanteur sort avec la nana qui mixait des playlists super batcave en 2001, tu te souviens? »

Et voilà... Tout ça sans avoir jamais entendu une seule note de musique.
C'est un art que voulez-vous. Un art rendu possible par la profusion de l'offre culturelle parisienne, un art perfectionné avec les années, une jolie façade sculptée par la meilleure école, avec les meilleurs outils. Un fragile édifice qui semble défier les ans, constitué par la somme d'informations inépuisable dans laquelle j'ai été baignée depuis longtemps.

Mais ne me tuez pas tout de suite et ne me jetez pas vos vinyls édition limitée au visage, parfois la magie opère. Grâce aux magnifiques outils modernes que sont Spotify, Youtube, Soundcloud et consorts, à force d'entendre des noms revenir dans les conversations, de voir les groupes sur les murs Facebook, je fais le geste insensé de cliquer sur play. Je vous avais prévenus, il faut m'avoir à l'usure. A L'USURE. J'appuie donc sur play, je retiens mon souffle, et j'écoute. Et oui de la musique. 1000 ans après le reste de la terre, j'écoute finalement.

Je vous en prie soyez charitables, ligotez moi à un siège de voiture, faites tournez le moteur, parcourons les routes de France, et mettez fin à cette imposture.

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